MAPA's blues

Publié le par Alex Owl

Elle marche à petits pas sur le lino du long couloir. Le regard absent. Elle chantonne un air d'autrefois.  Elle s'en va patiemment jour après jour.

Certains matins, lorsque Leila ou Carole ou une autre, pour une raison imprévue, ne peut pas venir, elle regarde autour d'elle avec angoisse. Quelque chose ne tourne pas rond mais elle ne sait pas quoi, un grain de sable dans l'habitude. Parfois, personne n'est là pour l'aider à se lever, se laver, s'habiller. Alors elle reste au lit et elle attend.

 

A Noël, quelques-uns ont manqué : la grippe... Alors elle n'a pas bougé et sa voisine non plus. L'odeur de soupe de la veille s'accrochait à l'air confiné des chambres. La lumière des néons avait du mal à donner le change, le parc était resté à la fenêtre.

 

Personne ne le sait car elle ne parle plus vraiment, mais elle a vingt ans, les cheveux soyeux,  bruns et la bouche tendre. Elle attend l'heure d'aller danser, là-bas sur les bords de Rance. Elle aime danser, elle aime sentir sa jupe qui tourne et virevolte, son corps qui s'abandonne à l'An-dro. Elle aime le regard des garçons de son âge, elle se sent belle. Pas provocante, non, explorant juste des sensations nouvelles jusqu'aux limites raisonnables que sa mère lui rappelle si souvent, juste un peu au-delà.

 

Elle a vingt ans et l'éternité devant elle.  Elle rêve de mille vies, mille voyages, mille avenirs éblouissants.

 

Elle sent en elle ces espoirs, ces envies, ces rêves. Rien n'a changé mais le temps a passé avec une telle régularité... et le couloir s'étire maintenant comme un chemin trop long, un voyage improbable.

 

Là, les autres ne voient pas son visage lisse, son sourire enjoleur, son sérieux parfois, ses grimaces. Là, les autres ne voient pas la polka qu'elle esquisse dans le long couloir de son pas incertain.

 

Elle s'efface de plus en plus souvent pour laisser la place à cette vieille ankylosée.  Elle se retranche du monde pour ne pas sentir comme on la regarde.  Elle veut continuer à avoir vingt ans, trente ans, quarante ans... à sentir l'odeur de l'herbe coupée au début de l'été, à gouter les pommes de l'automne naissant, à laisser passer le vent et l'embrun sur son visage.

 

De temps en temps elle marmonne quelques mots, un poème qu'elle aime. Et la voix qu'elle entend alors lui semble étrange, si grave, éraillée et hésitante. Elle se souvient lorsqu'elle chantait, les matins de printemps, au lavoir, avec les autres femmes. Un véritable branle-bas au milieu du bruit des batoirs et des rires. Et parfois l'accordéon de Jo...

 

Ici on s'occupe de la vieille qui s'en va patiemment jour après jour. On la voit rétrécie, infiniment usée, déjà presque ailleurs. On la confond avec ses rides, sa peau fripée. On la relègue, on n'imagine pas qu'elle brûle toujours au dedans.

 
Pourtant elle existe, là, le même souffle. Personne ne le sait, mais elle a juste vingt ans, encore et toujours, évidemment.

Elle se méfie du lino... toujours à petits pas prudents... et elle sourit en s'éloignant.

 

Publié dans Carnet du Hibou

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S
J'arrive de chez Quichottine...J'aime ce tendre regard de l'intérieur que tu portes à cette dame. Peu de gens ont cette faculté de se pencher avec amour et respect envers les anciens.Et nous gardons tous, je l'espère, nos 20, 30 ans et plus dans la tête...malgré les traîtrises apparentes du corps, rides et petits pas.Gros bisous, Alex, d'un bretonne aux pieds palmés.
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A
Bonsoir Siratus... tu me semble être un drôle de poisson qui n'a pas les deux pieds dans le même bocal d'après ce que j'ai vu sur ton Gloup (heu je veux dire Blog !). J'aime bien les très vieux parce qu'ils sont nous, et en même temps ils sont d'autres... mais tellement nous quand même ! Enfin ce qui est sûr c'est qu'il n'y a pas les Gens d'un côté et les vieux de l'autre... je m'en doutais bien un peu depuis quelque temps mais maintenant j'en ai la preuve, surtout avec la vieille de la MAPA (faudra d'ailleurs qu'on en reparle), les vieux sont aussi des GENS !!! C'est juste qu'on ne les reconnait pas à cause des plis ! Mais chut c'est un secret... il faut que je vole jusqu'à la rue du chat qui gratte, les décos de Noël viennent d'être posées et j'adore me percher dessus !
Q
Pas de danger que je t'oublie !(tant que j'ai encore la force d'écrire, tout va bien !)... à bientôt donc (d'ailleurs, je n'ai pas encore tout exploré chez toi !)
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Q
Mourir jeune, au moins dans sa tête, ne pas avoir le temps de devenir aigri ou pitoyable...Tu vois, je me disais que le corps ne suit pas toujours mais qu'il y a encore des rêves accessibles.Merci, là encore, pour ta réponse. Je reviendrai.
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A
J'espère bien te croiser de nouveau Quichottine... je vole parfois jusque chez toi d'ailleurs depuis quelques jours. Wabmitié !
C
Magnifique, ce texte !........et, hélas, très vrai ......Je pense que le vrai chatiement de l'homme n'est pas la mort mais le fait de vieillir inexorablement , physiquement, d'aller, jour après jour au-devant de la déchéance tout en conservant un esprit parfaitement sain et jeune.........j'espère qu'elle va vite partir.........pour se réincarner !Pourquoi penses-tu à ces choses très tristes ????????
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A
C'est pas si triste finalement... le mieux serait de mourir très vieux et en excellente santé... non ?Je vais te faire un aveu Chris, si j'en parle c'est parce que je suis aussi une sorte de hibou médecin, une sorte de SAMU volant et que je croise cette vieille souvent dans les longs couloirs où j'atterris. Et comme je vois beaucoup mieux la nuit... je vois les choses sombres... déformation professionnelle !
Q
Elle est belle, ta "vieille" qui a toujours vingt ans !Quelqu'un me disait qu'on a l'âge de ses artères... moi je pense qu'on a l'âge que l'on a dans a tête, ou dans ses pensées, dans son coeur... et, quand on aime danser, rêver à des rencontres, on a toujours vingt ans...Passe un bon samedi, Alex.
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A
Merci Quichottine, bon dimanche aussi.En fait si nos corps gardaient l'âge de nos représentations intérieures de nous-mêmes nous serions une sacré bande de jeunes à travers le monde ! En attendant je vais aller faire un petit footing et puis un masque au concombre histoire de retarder l'échéance encore un peu !!! En ce qui me concerne j'ai encore un peu de marge mais elle fond inexorablement... veillons sur nos plumes !