MAPA's blues
Elle marche à petits pas sur le lino du long couloir. Le regard absent. Elle chantonne un air d'autrefois. Elle s'en va patiemment jour après jour.
Certains matins, lorsque Leila ou Carole ou une autre, pour une raison imprévue, ne peut pas venir, elle regarde autour d'elle avec angoisse. Quelque chose ne tourne pas rond mais elle ne sait pas quoi, un grain de sable dans l'habitude. Parfois, personne n'est là pour l'aider à se lever, se laver, s'habiller. Alors elle reste au lit et elle attend.
A Noël, quelques-uns ont manqué : la grippe... Alors elle n'a pas bougé et sa voisine non plus. L'odeur de soupe de la veille s'accrochait à l'air confiné des chambres. La lumière des néons avait du mal à donner le change, le parc était resté à la fenêtre.
Personne ne le sait car elle ne parle plus vraiment, mais elle a vingt ans, les cheveux soyeux, bruns et la bouche tendre. Elle attend l'heure d'aller danser, là-bas sur les bords de Rance. Elle aime danser, elle aime sentir sa jupe qui tourne et virevolte, son corps qui s'abandonne à l'An-dro. Elle aime le regard des garçons de son âge, elle se sent belle. Pas provocante, non, explorant juste des sensations nouvelles jusqu'aux limites raisonnables que sa mère lui rappelle si souvent, juste un peu au-delà.
Elle a vingt ans et l'éternité devant elle. Elle rêve de mille vies, mille voyages, mille avenirs éblouissants.
Elle sent en elle ces espoirs, ces envies, ces rêves. Rien n'a changé mais le temps a passé avec une telle régularité... et le couloir s'étire maintenant comme un chemin trop long, un voyage improbable.
Là, les autres ne voient pas son visage lisse, son sourire enjoleur, son sérieux parfois, ses grimaces. Là, les autres ne voient pas la polka qu'elle esquisse dans le long couloir de son pas incertain.
Elle s'efface de plus en plus souvent pour laisser la place à cette vieille ankylosée. Elle se retranche du monde pour ne pas sentir comme on la regarde. Elle veut continuer à avoir vingt ans, trente ans, quarante ans... à sentir l'odeur de l'herbe coupée au début de l'été, à gouter les pommes de l'automne naissant, à laisser passer le vent et l'embrun sur son visage.
De temps en temps elle marmonne quelques mots, un poème qu'elle aime. Et la voix qu'elle entend alors lui semble étrange, si grave, éraillée et hésitante. Elle se souvient lorsqu'elle chantait, les matins de printemps, au lavoir, avec les autres femmes. Un véritable branle-bas au milieu du bruit des batoirs et des rires. Et parfois l'accordéon de Jo...
Ici on s'occupe de la vieille qui s'en va patiemment jour après jour. On la voit rétrécie, infiniment usée, déjà presque ailleurs. On la confond avec ses rides, sa peau fripée. On la relègue, on n'imagine pas qu'elle brûle toujours au dedans.
Elle se méfie du lino... toujours à petits pas prudents... et elle sourit en s'éloignant.